Stéphane FOUCART (Le Monde 16 mars 2019)
Des foules dépenaillées qui se pressent et se bousculent, seau et bidon à la main, autour d’une canalisation d’eaux usées qui fuit : des pillages, des émeutes, des forces de l’ordre débordées. Depuis le 7 mars et le début de la panne d’électricité géante qui frappe le Venezuela, les quelques images qui sortent de Caracas offrent un sidérant spectacle de chaos et de désolation.
Une centaine d’heures sans courant ont suffi à plonger la capitale vénézuélienne et, semble-t-il, une bonne partie du pays, dans ce cauchemar. Le témoignage recueilli par Le Monde de Caroline Vargas de l’ONG « CARE » en Amérique latine est glaçant. Une partie de la population reste cloitrée chez elle en raison de l’insécurité, l’autre erre en quête d’eau, de nourriture et de médicaments. Sans la fée Électricité sur laquelle reposent les gestes les plus banals, sur lesquels repose tout l’ordre sanitaire, économique et social, deviennent impossibles.
Le réseau d’eau potable est tombé faute de pompes électriques pour le faire fonctionner. La moindre transaction est compromise. « Comme la monnaie nationale n’a aucune valeur, les gens ne paient que par carte bancaire, raconte Catherine VARGAS. Or, sans électricité, les terminaux ne fonctionnent plus ». Pour ne rien arranger, il fait ces jours-ci, à Caracas une trentaine de degrés. Toute nourriture stockée au froid est perdue. Même l’acheminement d’une aide alimentaire est entravé, rendu impossible par l’extinction des moyens de communication (téléphone, internet)
Si la catastrophe qui frappe le Vénézuela n’a que peu à voir avec la question environnementale, elle réinscrit dans l’actualité et les esprits, l’un des textes importants de la pensée écologiste : « RAVAGE » le premier roman de René BARJAVEL, publié par DENOËL en 1943, au seuil de l’anthropocène. L’histoire est connue : elle campe un monde futuriste fortement dépendant de la technologie et dans lequel (pour des raisons d’ordre géophysique peu explicitées) les électrons cessent tout d’un coup de circuler dans les matériaux conducteurs, précipitant un indescriptible chaos. Relire ces pages à la lumière de l’actualité vénézuélienne produit une assez forte impression.
La méfiance vis-à-vis du système technique moderne vu comme une altération et en définitive comme une menace plutôt que comme un instrument d’émancipation individuel et collectif est l’un des ferments de l’écologie politique. Parmi ses grands penseurs Ivan Illitch, jacques ELLUL ou encore Bernard Charbonneau ont développé très tôt un discours critique de la technique, mais celle-ci est demeurée largement sous le radar du débat public, pendant tout le XXe siècle. La technique, le progrès technique allait de soi. A la faveur de la crise climatique et environnementale, ce recul critique face à la technique fait aujourd’hui surface ; il parvient à s’insinuer bien plus profondément dans la conversation publique qu’au cours de ces dernières décennies. La popularisation de l’effondrisme (ou de la collapsologie), – cet ensemble de réflexions sur l’effondrement à venir de la civilisation thermo – industrielle mondialisée – n’y est pas étrangère : par le biais d’ouvrages grand public qui rencontrent un succès important, elle suscite une réflexion sur notre dépendance collective à la technique et aux grands réseaux d’approvisionnement (en eau, en information , en énergie) et à la résilience des sociétés complexes face à des évènements brutaux et imprévisibles que le réchauffement climatique va rendre plus fréquents et plus redoutables.
Le succès de l’ouvrage, désormais culte, de Pablo SERVIGNE et Raphaël STEVENS (Comment tout peut s’effondrer Seuil collection Anthropocène 2015) n’est que l’un des marqueurs de cet intérêt nouveau. Songeons au succès de la littérature postapocalyptique (Dans la forêt, de l’américaine Jean HEGLAND, paru en français aux éditions Gallmeister est l’un des phénomènes d’édition de ces dernières années) ou encore à l’existence, depuis 2018, d’un Salon de survivalisme, dont la 2e édition s’ouvre le 22 mars à Paris.
En contrepoint de cet intérêt pour l’effondrisme, se développe un mouvement de pensée inverse et dont la part médiatique visible est le transhumanisme. Au contraire des collapsologues, qui prônent une recherche de résilience par la simplicité ou l’autonomie, ses tenants réclament la poursuite et l’accélération de l’inflation technique, en faisant tomber tous les tabous qui entravent encore, jusqu’à présent, son développement. Interventions sur l’homme pour améliorer ses performances intellectuelles ou physiques, lutte contre les dégâts environnementaux par la mise au point de technologies « vertes », voire par la tentative de « réparer » le climat terrestre par des opérations de géo-ingénierie à grande échelle etc…
Se dessine ainsi, de manière impressionniste, ce qui pourrait être l’un des prochains grands clivages politiques du XXIe siècle. On l’a déjà vu poindre dans les propositions du candidat malheureux de la gauche à la dernière présidentielle : Benoît HAMON souhaitait taxer les robots susceptibles de remplacer les emplois humains, quand ses détracteurs lui opposaient qu’il ne fallait pas entraver, mais au contraire encourager le développement des machines et de l’intelligence artificielle.
Si le rapport à la technique s’impose en effet à l’avenir comme une grande ligne de clivage, la reconfiguration du paysage politique promet d’être intéressante. La droite catholique traditionaliste pourrait se retrouver du côté des zadistes de Notre Dame des Landes et les jeunes start-upers libéraux faire cause commune avec la gauche scientiste et productiviste.
Observations de MICA : Effondrologie ou collapsologie ? Le mot « effondrement » résiste, même s’il est moins facile à utiliser que « collapsus » dans la fabrication de néologismes.
En tous cas l’idée est la même. Il s’agit d’imaginer notre avenir humain dans l’anthropocène, ce monde dominé par l’homme tant du point de vue de sa culpabilité dans les fléaux annoncés, que du statut de victime qu’on lui promet.
Ainsi donc, avec le réchauffement climatique, l’humanité serait conduite à éviter le pire plutôt qu’à imaginer un avenir radieux, ce qui était le cas hier, du temps où les idéologies utopiques avaient encore pignon sur rue. Il n’y a plus de paradis dans un « ailleurs », mais la quasi certitude d’un enfer sur place, car le pessimisme règne sur la capacité de l’humanité à réagir à temps..