Dans la « Religion française », Jean François COLOSIMO retrace le destin de cette singularité hexagonale, la laïcité.
Il commente que celle-ci opère un peu comme une « théologie négative ».
Interview du « Monde des Livres » (20 déc 2019) réalisé par Jean BIRNBAUM.
Théologien et directeur des éditions du Cerf, JF COLOSIMO publie « La religion française ». Il y retrace le destin d’une laïcité qu’il place au cœur de la singularité française, non seulement depuis 1905, mais depuis le Moyen- Âge. Pour lui, en effet c’est depuis Philippe Le Bel, puis au moment des guerres de religion, que s’élabore la séparation des pouvoirs politiques et religieux. Exhiber cette « continuité millénaire » affirme-t-il c’est éclairer la spécificité de la nation française, ses guerres intestines comme son désir d’universalité.
Sur la scène publique, la laïcité apparaît aujourd’hui comme une notion confuse. Quelle définition en donnez-vous ?
Au sens le plus strict, c’est une pratique de l’État. C’est la manière dont l’État envisage le fait religieux dans sa manifestation publique. La laïcité opère un peu comme une théologie négative : elle n’a pas de jugement à porter sur la qualité des croyances, dès lors qu’elles sont compatibles avec la règle de L’État. Et la règle de L’État, c’est la neutralité.
Quel lien faites-vous entre ces réflexions et le Coran des historiens que vous venez de publier comme éditeur ?
Le lien avec la neutralisation laïque est simple. Il s’agit de permettre un dialogue en désamorçant l’ignorance, donc en lisant le Coran comme un grand texte historique. En milieu juif et chrétien, ce travail critique sur les textes a mis du temps à s’imposer et il est encore rejeté par certaines franges. Mais il n’y a pas d’autres manières d’établir un savoir commun apaisé. Quand les corpus religieux sont mis en contexte, quand on les aborde avec les méthodes des sciences humaines, alors ils perdent leur puissance destructrice.
Le philosophe Claude LEFORT définissait la démocratie comme un « lieu vide ». Vous utilisez la même formule, mais cette fois à propos de la laïcité.
En quel sens ?
Voyez le travail accompli durant les guerres de religion, au XVIe siècle, par ceux qu’on appelle les « politiques » et notamment Michel de l’Hospital. Ils observent une lutte intestine qui menace d’anéantir le pays. Quelle est l’issue ?
C’est de supprimer les croyances par une transcendance tierce, celle de l’État. En posant sa neutralité, l’État interdit l’espace public comme lieu de combat, il crée une sorte de no man’s land privé de toute signification autre que la coexistence, le respect. D’où ce paradoxe : les théories absolutistes n’ont pas moins dégagé d’espace de liberté que les théories libérales. L’État absolu relativise les autres forces d’affiliation (race, sans classe..) et préfigure la citoyenneté démocratique.
Le philosophe Jacques DERRIDA décrivait « les Lumières comme une manifestation chrétienne. Vous-même vous mettez en avant la matrice spirituelle de la laïcité..
Je ne suis pas de ceux qui pensent que le christianisme a inventé la laïcité. Si le lien avait été naturel, les choses ne se seraient pas passées de façon aussi conflictuelle. En revanche, j’affirme que dans le cas de la France en particulier, le lien à la catholicité a été déterminant. La distinction du naturel et du spirituel naît quand le roi de France crée son indépendance par rapport au pouvoir du pape et de l’empereur. Les Capétiens élaborent alors une théologie politique qui prend pour modèle l’Israël biblique, c’est-à-dire le petit royaume menacé par les empires. La monarchie française va alors absorber, en les transférant dans la dimension temporelle, les attributs du pontificat suprême : auto référence, clergé, droit canon, prétention à l’universalité.
« L’histoire de mon pays a été faite par des gens qui croyaient à la vocation surnaturelle de la France » disait Bernanos. Votre livre fait de la laïcité un aspect de cette « vocation » française…
Je n’aime guère ce mot de « surnaturel », qui n’a guère de sens dans ma tradition théologique. Je ne crois pas qu’il y ait un ange attaché au destin de la France ! Pour moi, la France se tient absolument dans sa langue, la France c’est la manière dont j’ai parlé le monde avant de le penser. Fils d’immigrés, je suis toujours épaté par le fait d’être français, je trouve dans l’histoire de mon pays un tel registre de livres, d’œuvres, de capacités à penser le reste du monde.. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce qu’est être français, c’est la manière dont être français nous oblige à sortir de nous-mêmes. Pour moi, il est là le miracle ! Or, ce rêve d’universalité a des racines religieuses et l’histoire de la laïcité dont le vocabulaire s’est déployé dans notre langue, l’illustre. Tout comme la révélation sur le mont Sinaï est reçue par le peuple élu, mais s’adresse à l’humanité entière, la France n’existe que si elle a quelque chose à dire au monde. Mais qu’a-t-elle d’universel à dire au monde, si elle-même n’a pas trouvé la formule pour faire vivre ensemble les différences ?
Vous expliquez que l’extrême droite a tendance à instrumentaliser ces enjeux. En quoi ?
L’extrême droite qu’on avait connue naguère soit païenne , soit intégriste, mais jamais laïque, fait maintenant de la laïcité une machine de guerre pour provoquer une politique de tension entre Français. Transformer cet outil de pacification qu’est la laïcité en son contraire, autrement dit en instrument pour guerroyer, c’est un détournement impardonnable.
Si nous prenions davantage l’histoire au long cours, qu’est-ce que cela changerait à notre façon d’aborder les controverses actuelles sur la laïcité ?
Au lieu d’avoir peur nous serions généreux. Généreux aux deux sens du terme, capables de donner, mais aussi de relever les défis. J’en suis convaincu : la donation l’emporte toujours sur la détestation.
Observations de MICA : Je suis étonné de l’accord profond que j’ai ressenti à la lecture de cette interview. Notamment sur la vision de l’Histoire.
Je me suis alors rappelé que, lors du démarrage de PRICIL, j’avais débuté le récit de l’histoire des relations entre les pouvoirs – temporel et spirituel – par l’arrestation du pape par Philippe le Bel.
Légende :
Arrestation par Philippe le Bel du pape Boniface VIII à ANAGNI. http://www.pricil.fr/?p=1153
Le pape n’allait pas survivre à cette arrestation. C’est le premier évènement choisi pour illustrer les relations parfois houleuses, entre les deux pouvoirs.
Le sujet de la dispute : Qui a le droit de lever l’Impôt ? De qui relève le clergé de France ?
Apparition du gallicanisme.