Angéline MONTOYA (Le Monde 21 décembre 2017)
Assimilé par l’Islam à un blasphème, le renoncement à toute croyance religieuse expose les personnes de culture musulmane à un rejet, voire à des violences.
Du Maghreb au Pakistan, en passant par l’Arabie Saoudite, les athées sont, malgré tout, de plus en plus nombreux.
Bahous aimerait bien ne plus entendre parler de l’Islam. Et même ne plus en parler du tout. Mais, quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, cet homme de 33 ans, vendeur à Voiron (Isère) y est toujours ramené. Son athéisme intrigue, ou dérange, c’est selon. Lorsque l’on est issu, comme lui, d’une famille et d’une culture musulmanes, le fait de ne pas croire en Dieu – et surtout de le dire – ouvre la voie à une vie d’incompréhensions, de renoncements, de ruptures. « Je subis un double regard explique Bahous, pour les gens de par mon appartenance, mon nom, la couleur de ma peau, je suis de facto musulman. On ne peut pas concevoir que je sois juste français. Mais pour ma famille, je suis le vilain petit canard. Ils me considèrent comme « francisé » : être athée, c’est trahir ses origines, comme si être musulman était une origine. Du coup, je me sens obligé de me justifier, sur tous les fronts.
Bahous avait écrit au Monde, en février, en répondant à un appel à témoignages sur les musulmans ayant perdu la foi. Quand nous l’avons à nouveau sollicité, en novembre, rien n’avait changé pour lui : il avait toujours le sentiment de vivre « dans cet étrange entre deux » où il se sent obligé de préciser sans cesse « qu’il n’est ni islamophobe, ni islamophile». Le comble pour un athée : « Après les attentats, on m’a demandé de me désolidariser.. » Sa famille, en particulier son frère aîné n’a jamais accepté son renoncement à l’Islam. Depuis, les deux hommes ne se fréquentent plus. Bahous peut cependant s’estimer chanceux : sa mère, auprès de laquelle il s’est ouvert de ses doutes sur l’existence de Dieu, dès l’adolescence, n’approuve pas ce choix, mais le tolère.
« Dans certaines familles, annoncer son athéisme peut encore être plus compliqué qu’annoncer son homosexualité » assure le sociologue Houssane BENTABET, qui travaille depuis 2014, sur une thèse consacrée au reniement de foi chez les musulmans de France. Un sujet jamais étudié de manière systématique et dont on sait finalement encore peu de choses, tant ces athées savent se faire discrets dans un contexte où, en France, tout du moins, le conflit entre « islamo-gauchistes » considérés comme trop tolérants envers l’Islam politique, et « islamophobes », accusés de faire la guerre aux musulmans monopolisent les débats.
La discrétion s’impose encore davantage dans les pays à majorité musulmane, où ce renoncement, s’il est public, suscite des réactions beaucoup plus violentes : brimades, persécutions, agressions, voire assassinats.
L’athéisme n’y est tout simplement pas concevable.
Même s’il n’existe pas en arabe de mot spécifique pour dire l’athéisme (les termes utilisés -(mulhid, martad ou kafir)- évoquent davantage l’hérésie ou l’apostasie et ont une connotation péjorative) l’athée est parfois vu comme plus dangereux encore que le terroriste islamiste. « Si vous êtes libanais, vous pouvez appartenir, dans la loi à 18 communautés différentes. Si vous êtes égyptien, vous pouvez être musulman, chrétien ou juif, précise l’historien des religions, Dominique AVON. Le droit est appliqué à des groupes et non à des individus ; il est d’abord communautaire. Or, un athée n’entre dans aucune catégorie prévue dans le droit musulman. Sinon celle de « l’apostasie ».
Ce phénomène n’est pas nouveau dans le monde islamique. « Il y a toujours eu des intellectuels, des écrivains, des universitaires qui ont pu dire ponctuellement qu’ils ne croyaient pas en Dieu » poursuit Dominique AVON. Ainsi, l’écrivain égyptien Ismail Adham (1911-1940) fit scandale au début des années 1930 en mettant en doute l’authenticité des hadiths (paroles attribuées au prophète Mahomet) et en publiant en 1937 Pourquoi je suis athée. Citons aussi l’écrivain saoudien Abdullah Al-Qasimi (1907-1996) qui nia l’existence de Dieu et survécut à deux tentatives d’assassinat. Plus récemment Salman Rushdie ou Talisma Nasreen ont été persécutés à la suite de leurs écrits jugés blasphématoires. « Mais ce qui est nouveau, poursuit l’historien, c’est que les jeunes qui ne sont pas forcément passés par l’université déclarent publiquement par le biais des réseaux sociaux, qu’ils sont athées ».
Torture et coups de fouet
Avec l’avènement d’Internet, le phénomène prend de plus en plus d’ampleur. Mais en rendant ainsi public le renoncement à l’Islam, ces athées s’exposent à de grands risques. Waleed Al-Husseini avait 21 ans en 2010, lorsqu’il a été arrêté dans sa ville natale de Qalqiliya en Cisjordanie. Son seul crime : se déclarer athée sur son blog au lieu de garder son secret pour lui. « Un affront à l’encontre du sentiment religieux », selon le tribunal militaire palestinien. Après 10 mois d’emprisonnement, pendant lesquels il prétend avoir été torturé, il a pu finalement partir à Paris, où il a fondé le statut de réfugié et a fondé la branche française du Conseil des ex-musulmans en 2013.
Pourquoi se définir comme « ex-musulman », alors que précisément l’idée est de se démarquer de la religion ? « Une fois qu’on arrêtera de vouloir me tuer, je pourrai cesser de me définir ainsi, explique Maryam Namazie. Mais aujourd’hui force est de constater qu’il envahit encore ma vie ». Installée à Londres depuis 1979, cette Iranienne dérange par sa verve et son discours sans concession contre l’Islam politique. En 2007, elle a eu l’idée de fédérer ceux qui, comme elle, ont renoncé à l’Islam, au sein d’une association des ex-musulmans de Grande-Bretagne.
Depuis 2014, elle a organisé 4 conférences sur la liberté de conscience et d’expression. La dernière en juillet dernier, était d’une ampleur inégalée : 70 participants venus de 30 pays dans un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment par peur des agressions. «C’était le plus grand rassemblement d’ex-musulmans dans l’histoire » se félicite Maryam Namazie.
Combien sont-ils ces athées condamnés à se cacher ? D’après un sondage 5% des personnes interrogées en Arabie saoudite en 2012 se déclaraient athées. La même proportion qu’aux Etats-Unis ! Dans le monde arabe en général, 77% se sont dits « religieux », 18% « non religieux » et 2% athées…. « Les autorités en Egypte, elles, donnent des chiffres approchant de zéro ; mais si c’est le cas, on se demande bien pourquoi l’athéisme effraie autant la plus haute autorité religieuse du pays, l’université d’Al Ahzar, dont un des oulémas a dit qu’il n’y a pas de faute plus grave que d’être athée », souligne l’historien D. AVON.
Selon le rapport sur la liberté de conscience publié par l’Union internationale humaniste et éthique, organisation fondée en 1952 à Amsterdam, l’athéisme, considéré comme un blasphème, une offense à la religion ou à l’ordre public, est pénalisé dans une trentaine de pays musulmans. Dans 14* d’entre eux, la peine encourue est la mort, même si la plupart des pays ont renoncé à l’appliquer. Toutefois la répression se poursuit. Un des cas les plus médiatisés a été celui du blogueur saoudien Raïf Badaoui, condamné en 2013 à 1000 coups de fouet et 10 ans de prison. Malgré une mobilisation internationale demandant sa libération, il croupit toujours dans une cellule pour avoir osé critiquer l’Islam.
Si les ex-musulmans ne sont pas condamnés par les autorités, ils le sont par leurs proches. Imad Iddine Habib peut en témoigner. Ce Marocain de 27 ans, placé dans une école coranique à l’âge de 5 ans, a su très vite qu’il ne croyait pas en Dieu : « Je ne voulais plus aller à la mosquée ; c’était asphyxiant, je trouvais cela stupide. Or, pendant 7 ans, c’est tout ce qu’on m’a fait étudier : la religion. A 13 ans, j’ai dit à ma famille que je ne croyais pas en Dieu. Elle m’a renié, je suis parti ».
Aujourd’hui, il est réfugié à Londres. Il a participé aux conférences de Maryam Namazie. Il évoque son parcours d’une voix douce, son histoire est pourtant aussi aride que le Sahara occidental dont il est issu. « Mon propre père, soutenu par des avocats islamistes, a porté plainte contre moi, quand j’ai créé le Conseil des ex-musulmans du Maroc. Alors, j’ai fui ».
Blogs, forums et réseaux sociaux
« Internet a permis de mettre les athées du monde musulman en connexion, de leur faire prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls, qu’il ne s’agit pas forcément de blasphème, que de douter, de se poser des questions », considère le sociologue Houssane BENRABET.
Mais certains prédicateurs n’hésitent pas à appeler à tuer les apostats. Au Bengla Desh, au moins 6 blogueurs et un éditeur ont été assassinés. Aucun pays à majorité musulmane n’est épargné par le phénomène. En Turquie, pays pourtant autre fois laïc, la situation s’est beaucoup dégradée depuis l’arrivée d’ERDOGAN.
Même en Tunisie, qui fait figure d’exception dans le monde musulman, le cas de la réalisatrice de films Nadia El Fani a marqué. Menacée de mort, elle s’est installée en France et n’a pu retourner dans son pays pendant 5 ans jusqu’en novembre 2017, à l’invitation des journées cinématographiques de Carthage. « Les choses bougent » reconnaît-elle.
Le 25 octobre dernier, l’Association des Libres Penseurs, ayant mentionné l’athéisme dans ses statuts a été reconnue par les autorités tunisiennes.
« Au Maroc, en 2018, 6 membres du Haut Conseil des Oulémas ont écrit qu’il n’était plus possible d’appliquer la peine de mort aux apostats », souligne D.AVON.
Les auteurs de violences à l’encontre des ex-musulmans sont rarement inquiétés.
En février 2015, une Bengladaise qui marchait dans les rues de DACCA avec son mari, a été attaquée et gravement blessée alors que son mari n’a pas survécu. Selon les intérêts politiques du moment, les autorités répriment les expressions d’athéisme ou, au contraire, laissent faire. « C’est clairement politique » abonde le sociologue Houssane BENTABET. C’est comme le pardon accordé par le président SISSI, alors qu’il effectuait une visite en Allemagne, au chroniqueur de télévision Islam Behery, condamné à un an de prison à la demande de l’université Al Ahzar, parce qu’il critiquait certains textes de l’Islam. Selon le sociologue, cette grâce avait pour but de laisser croire que l’Egypte était du côté des Libres penseurs.
Exil en Europe et désenchantement
Alors, beaucoup choisissent l’exil en Europe. Mais ils se retrouvent dans des situations qu’ils n’avaient jamais imaginées. Persécutés dans leur pays par les islamistes, ceux qui ont renoncé à l’Islam, se retrouvent accusés en Europe d’islamophobes, par les mêmes islamistes. Pour les ex-musulmans dont les positions ne sont pas monolithiques et qui sont traversés par les mêmes débats que le reste de la société – sur le port du voile ou le burkini par exemple- la critique de l’Islam est aussi nécessaire que l’a été celle du catholicisme au début du XXe siècle. Mais les déclarations et prises de position à l’emporte pièce de certains n’aident pas à pacifier le débat.
Lorsque l’écrivain indien Ibn Warraq soutient que le problème n’est pas l’intégrisme musulman mais l’Islam lui-même, le discours choque. Mais, se défendent-ils, il faut être radical pour critiquer l’islam. « Je dis : Allons-y, rentrons-leur dedans ! On a le droit de hurler qu’on est athée, de trouver que les religions, toutes les religions, c’est stupide », s’enflamme la réalisatrice tunisienne Nadia El Fani qui ajoute : « On n’a jamais vu un athée tuer un religieux »
Pris dans un discours anti-islam souvent virulent, les ex-musulmans courent le risque de se faire récupérer. Ce que ses détracteurs appellent « l’islamo-gauchisme », – incarné dans le débat français par Médiapart et son directeur Edwy Plenel- en condamnant toute critique de l’islam, laisse ces athées souvent jeunes et sans grande expérience du militantisme, à la merci des véritables islamophobes. « L’ex-musulman a besoin de confirmer son choix en permanence, analyse Houssane BENTABET. Il a ce besoin de cohabiter avec ce passé de musulman, de dire : C’est ce que je ne veux plus être ». Et dans cette construction, il se peut qu’il y ait, parfois, certaines récupérations, car il y a plus de chances d’être récupéré quand on doit refaire sa vie à 22 ou 23 ans.
C’est très exactement ce qu’a vécu Waleed Al Husseini à son arrivée en France, après avoir passé dix mois dans les geôles palestiniennes. Pour lui, cette torture c’est l’islam, souligne le sociologue. C’est l’islam qui l’a empêché d’être libre dans sa pensée ». Le jeune homme qui ne mâche pas ses mots n’hésite donc pas à qualifier l’islam de « religion de terreur », immédiatement relayé par le site islamophobe Riposte laïque, Waleed Al Husseini, qui a écrit, dans « Une trahison française » (Ring 300 pages 18 euros), son désenchantement face à la frilosité d’une certaine gauche vis-à-vis de l’islamisme, ne se défend pas de cette proximité. « Ce sont les seuls à me soutenir », se justifie-t-il, plein d’amertume.
« Les ex-musulmans tiennent sur l’islam un discours que d’autres n’osent pas tenir par peur d’être politiquement incorrects » « Quelle hypocrisie ! » s’emporte l’écrivain indien Ibn Warraq, signataire auprès de l’essayiste française Caroline Fourest, de Maryam Namazie ou encore de Salman Rushdie « du Manifeste des DOUZE »,un appel à la lutte contre l’islamisme publié par Charlie Hebdo, le 1ermars 2006. « Les gens ont vite oublié ce qu’est être Charlie, c’est avoir le droit de critiquer l’islam et même de s’en moquer ».
Récupération par l’extrême droite
Au cours des conférences à Londres, il n’y a pas eu de mots assez durs contre cette gauche, qui, selon bien des intervenants, laisse la critique de l’islam aux islamophobes, ce qui lui vaut d’être perçue comme lâche, voire traitre et irresponsable. Des victimes d’agressions ou de tentatives d’assassinats de la part des islamistes ne comprennent pas d’être assimilées à l’extrême droite. « Quelles sont vos priorités ? Pendant que nous mourons, vous parlez d’islamophobie !», tempêtait alors à la tribune un jeune Jordanien, applaudi à tout rompre.
L’extrême droite, elle ne s’embarrasse pas de précautions. Le Turc Cemal Yucel raconte, comment après avoir fondé le Conseil des ex-musulmans de Norvège où il réside depuis 2005, aucune personnalité politique ne l’a contacté. A part, bien sûr l’extrême droite, qui a su adapter son discours et n’attaque plus frontalement les immigrés, mais s’en prend à l’islam, une stratégie également à l’œuvre en France au Front National.
Cemal n’y voit que du feu : « L’extrême droite n’est plus raciste en Norvège, assure-t-il plein de candeur… Ils nous soutiennent, nous les immigrés, ils ne sont donc pas racistes ». Même discours chez Waleed Al Husseini qui nie partager le discours de l’extrême droite : « Les racistes, de toute façon, n’aiment pas les Arabes comme moi… Si j’étais en Arabie Saoudite, j’aurais une fatwa contre moi. Ici, dans le monde moderne, on me traite juste d’islamophobe ».
Si les plus jeunes se laissent berner, leurs aînés ce cautionnent pas ces dangereux rapprochements. « On ne peut pas se compromettre avec Riposte Laïque, martèle Nadia El Fani. Mais critiquer l’islam, exiger la laïcité comme nous le faisons, ce n’est pas être islamophobe. En revanche, ne pas prendre en considération la possibilité de la modernité dans les pays musulmans, ça c’est du vrai racisme anti- musulman ».
La laïcité, celle dont jouissent la plupart des pays occidentaux, voilà, au final, le seul combat de ces militants, pour l’instant, inaudibles.
Angéline Montoya
* dont Afghanistan, Pakistan, QATAR, Arabie Saoudite ou Yemen.